Une chronique d'Eric Le Boucher publiée dans le Monde d'aujourd'hui
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Le clash des générations
LE MONDE | 06.11.06
Le baby-boom s'achèvera-t-il en "papy-krach" ? De cet excellent néologisme Bernard Spitz a fait le titre de l'un des meilleurs essais parus ces temps-ci sur la jeunesse gâchée et le risque de conflit des générations. L'un des meilleurs parce que le haut fonctionnaire, conseiller d'Etat, n'épargne pas les jeunes eux-mêmes, qui "se sont tiré une balle dans le pied".
"Ils ont bien protesté, au rythme d'environ une fois tous les deux à trois ans en moyenne. Mais pour lutter contre quoi ? A quoi ont-ils consacré leurs cartouches protestataires ? A rien d'essentiel pour leur avenir." Pas de réforme du bac, pas de sélection à l'entrée de l'enseignement supérieur, pas d'autonomie des universités. Autant de mesures qui leur auraient été favorables pour trouver un emploi. Les jeunes "ont fait le jeu des professionnels de l'instrumentalisation, du conservatisme et des corporations". A rouler pour les autres (les syndicats d'enseignants, les grandes écoles dont le monopole malthusien est renforcé et les groupuscules trotskistes, selon Bernard Spitz), les jeunes vont payer par un recul de leur situation sur tous les plans.
Mais, bien entendu, les premiers responsables sont les baby-boomers, génération égoïstes. "Après nous le déluge", a été leur règle de conduite pendant trente ans de négligences et de pis-aller, quelle que soit la couleur politique.
Bernard Spitz pousse un cri de colère. Les baby-boomers laissent aux jeunes une dette abyssale : ceux-ci paieront le recul de la qualité de leur enseignement supérieur par un accès malaisé au monde du travail. Ils paieront les retraites de leurs aînés par des impôts supérieurs et par le fait de devoir travailler plus longtemps. C'est "tout simplement le plus grand hold-up de l'histoire", résume M. Spitz.
Le désamour de la jeunesse de la Ve République commence avec Valéry Giscard d'Estaing, qui "osa le mouvement avant d'incarner le conservatisme", poursuit l'auteur. D'où le divorce. "Au Parlement, la moyenne d'âge frise la soixantaine." Pour nos élus, "le jeune est un problème en économie et un danger dans l'ordre social". Les médias sont critiqués au passage pour ne pas savoir attirer les jeunes lecteurs.
Conséquence : l'abstention et le vote "contre". "Sceptiques à l'égard des idéologies, les jeunes ne se sentent guère représentés par nos dirigeants, les plus immuables d'Europe depuis les hiérarques soviétiques." Le "je ne vous comprends pas" de Jacques Chirac lors du débat télévisé sur la Constitution européenne traduit pathétiquement le "dialogue de sourds". Le CPE et les banlieues : "Les jeunes ont pu y voir la confirmation que le monde politique leur était résolument hostile."
Le papy-krach est "la négation de notre triptyque républicain", conclut Bernard Spitz. Il n'a rien à voir avec la liberté, rien à voir avec l'égalité, rien à voir avec la fraternité, "puisque, au nom des droits acquis, il est fait l'impasse sur les enfants". Est venu le temps d'une "révolution" : 2007, l'élection présidentielle et les législatives, qui vont donner aux jeunes l'occasion d'élire enfin des représentants plus proches de leurs préoccupations. Ils vont pouvoir imposer à la gauche comme à la droite un contrat politique avec le pays. "Seul un programme de réformes clair et légitime permettra d'éviter la spoliation des jeunes par le papy-krach et les risques d'éclatement de la société française dans un clash entre générations." Contrairement aux idées reçues, les jeunes sont prêts pour les réformes, explique Bernard Spitz. Ils soutiennent, par exemple, l'idée d'un service minimum dans les transports publics ou la révision des allocations chômage après trois refus d'offres d'emploi.
Les jeunes sont plus réalistes que ne le disent les slogans de leurs manifestations. Ils ont "une idée lucide du monde qui se construit". Rétablir la justice entre les générations est encore possible. Dernière occasion.
LE PAPY-KRACH de Bernard Spitz. Grasset, 136 pages, 9 €.
Eric Le Boucher
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