Ci-dessous une tribune publiée dans les Echos de ce matin. Qu'en pensez-vous?
Danger : incendie social
Bernard SPITZ
Les vétérans de Mai 1968 devraient savoir qu'il ne faut pas désespérer la jeunesse. Si celle-ci se soulève, ce ne sera pas comme l'écrivait Pierre Viansson-Ponté dans « Le Monde » parce qu'elle s'ennuie, mais parce qu'elle enrage de l'avenir que l'on est en train de lui voler. Dans une société meurtrie par le chômage, précarisée par la dette et fragilisée par la mondialisation, la situation est en effet plus inflammable que jamais.
En 1968, sur fond de confiance en l'avenir, la jeunesse avait des aspirations d'émancipation que les adultes n'entendaient pas : alors, elle avait haussé le ton. Quand d'autres, tels les mouvements ouvriers, ont tenté d'adhérer à cette dynamique, la cristallisation a échoué. D'autant que la CGT et le PC ont eu tôt fait de ramener le monde du travail à distance des étudiants.
Si une nouvelle révolte se produisait à l'avenir, la situation serait bien différente et potentiellement bien plus dangereuse. Trois foyers distincts peuvent en effet conduire à l'embrasement : le premier, c'est celui d'étudiants déclassés, frustrés des conditions matérielles de leurs études comme de leur difficulté à embrayer sur le marché du travail, qui ne supportent pas d'être traités en sous-salariés. Ils savent que leur situation ne s'améliorera pas et enragent d'être les laissés-pour-compte de la faillite de notre système d'enseignement supérieur de masse.
Le second, c'est les bataillons de chômeurs de moins de 25 ans, les plus importants en Europe, qui survivent souvent grâce à l'assistance de leurs parents, mais se retrouvent parfois en deçà du seuil de pauvreté. Ceux-là non plus ne voient pas comment leur situation pourrait s'améliorer, leur risque étant de tomber dans l'exclusion définitive. Le troisième foyer, ce sont les jeunes des cités, mortifiés du peu de cas qui est fait de leur sort. Eux aussi désespèrent de l'avenir en voyant la police les suspecter plus qu'elle ne les protège, l'élite des gangs faire la loi sur celle de la réussite scolaire et le communautarisme supplanter l'intégration républicaine.
Trois jeunesses comme trois foyers d'incendie qui peuvent coïncider et tout embraser sur leur passage... dans un krach social, civique et politique.
Car si une telle révolte éclate, son symbole ne sera plus le sourire charmeur d'un Cohn-Bendit devant les CRS. L'autorité n'y aura pas le caractère débonnaire du préfet Grimaud. Les forces de rappel syndicales et politiques ne seront plus d'aucune utilité.
Si une telle révolte éclate, il y aura de la violence et non des sourires. Il n'y aura pas de délégués syndicaux pour ramener les meneurs à l'ordre. Les émeutes ne se limiteront pas aux incendies en bas des cités, qui ne pénalisent que ceux qui y vivent. C'est les Champs-Elysées qui brûleront. On risque des morts des deux côtés. Il suffit de réécouter la chanson qu'interprétait Daniel Balavoine dans Starmania : « Quand on arrive en ville », le même Balavoine qui interpellait déjà François Mitterrand pour lui dire qu'il ne comprenait rien aux jeunes.
Il y a eu, depuis, le 21 avril, le référendum européen, les émeutes des cités, les manifs anti-CEP, le vandalisme sur les Invalides... On s'attaque à des policiers, on brûle les autobus. Comment ne pas voir les dangers d'une telle dégradation ? Certes, beaucoup d'associations ou d'enseignants ne ménagent ni leur temps ni leurs efforts, des crédits publics sont péniblement dégagés ici et là et les initiatives privées se multiplient. Mais nous sommes loin de ce qu'est une vraie priorité politique : l'affirmation d'une volonté, l'urgence, et les moyens financiers et humains qui vont avec.
2007 est l'occasion unique de recueillir la légitimité populaire pour appliquer les choix qui s'imposent et qui concerneront chacune et chacun d'entre nous : réinvestir massivement dans l'enseignement supérieur et l'école dans les quartiers difficiles, faire contribuer les retraités au redressement des comptes sociaux, repousser l'âge légal de départ à la retraite et lancer enfin la réforme de l'Etat sans laquelle rien ne sera fait, faute de moyens ou au prix d'un surcroît d'endettement suicidaire.
C'est le moment de vérité sur le plan de nos choix collectifs et de notre volonté de continuer à vivre ensemble. Sinon, ce n'est pas seulement Billancourt que l'on désespérera : mais l'ensemble de cette communauté de citoyens libres qui s'appellent les Français.
Commentaires